D’après l’oeuvre de Ghérasim Luca
Par la compagnie Le chant de la carpe
Stéphane Keruel, Voix, Scénographie
Guigou Chenevier, Composition, Musique en scène
On n’exige pas d’une note de musique qu’elle ait du sens. Ni à la poésie, de communiquer des informations.
Quel soulagement !
La poésie de Ghérasim Luca, c’est une expérience poétique, sonore, musicale. Corporelle, sensorielle, sensible.
Vivante.
Elle nous révèle notre propre créativité spontanée de spectateurice. Elle nous offre un terrain de jeu plein de nos propres richesses.
Elle ouvre en nous des jaillissements d’images inconnues. Elle cultive un rapport non rentable au sens.
Elle nous invite à décrisper les muscles du cerveau… sans pour autant nous abêtir ! Elle cultive l’attention sans avoir besoin de nous raconter des histoires.
Elle réhabilite les petites voix qui vibrent partout, en soi comme autour de soi. Elle nous soulage des « grosses voix qui savent », qui s’imposent et cherchent à dominer.
Stéphane Keruel
Aujourd’hui, les violences d’extrême droite sont incorporées à la société et aux pratiques de l’État… Que faire ? Nous suicider aussi ?, ou au contraire nous jeter sur la scène (et non dans la Seine, comme Ghérasim Luca en 1994) et redoubler d’actes de résistance artistique… Ma Gaie Racine Buccale laisse aux malades du pouvoir et des profits leur langue exténuée et en réinvente d’autres.
Sur scène, à côté de la technologie actuelle de traitement du son, les interprètes accumulent de vieux Teppaz, des électrophones hors d’âge, des vinyles savamment rayés, qui semblent rejoindre l’inlassable désir de G. Luca de réinitialiser la langue à chaque mot…
À l’heure du recyclage et de la récupération, c’est aussi un choix tant éthique qu’humoristique que d’utiliser ces sources sonores non aseptisées. C’est l’envie de convoquer une part de lo-fi (« basse fidélité ») et de les mettre en dialogue avec la perfection des technologies contemporaines. L’ensemble du dispositif musical ouvre la possibilité de la transe, cette disposition particulière de l’écoute et du dire qui relie miraculeusement le corps et l’esprit.
Guigou Chenevier
» Pour traverser les poèmes de Ghérasim Luca par le son, il fallait imaginer un dispositif musical aussi puissant que l’écriture. C’est en plongeant dans la langue de G. Luca que je me suis laissé prendre corps et âme par cet effet de réinitialisation permanent de la langue. Alors j’ai pensé aux anciens disques vinyle dont les malencontreuses rayures ne nous permettaient d’avancer dans l’écoute qu’après avoir re-creusé maintes fois le sillon accidenté. Cet ostinato avant toute échappée, cet amour problématique du retour à la source avant l’aventure, sera le compagnon idéal de la langue primitive que Luca rejoue et transcende. Compagnon, oui, mais pas accompagnement ! Les deux lignes sonores, les compositions musicales et les textes dits, conserveront leur autonomie pour mieux renouveler leurs rencontres et produire un chemin commun. Par ailleurs, tout l’espace scénique disponible sera investi par une accumulation de vieux Teppaz et d’électrophones hors d’âge qui contribueront à accidenter le rapport texte/musique.
Le choix d’utiliser de vieux vinyles comme matière sonore est un choix éthique : c’est le souhait de retrouver, à côté des techniques musicales modernes, la part brut du lo-fi et donc d’une certaine poésie sonore, que les technologies actuelles si parfaites soient-elles, ne peuvent pas produire. L’heure est venue du recyclage, de la récupération. Même certains créateurs de mode l’ont compris en proposant des collections réalisées uniquement à partir de fringues recyclées. Avec l’ensemble des vêtements existants actuellement sur la planète, on pourrait habiller l’humanité pendant 300 ans ! Il en va de même de la musique ! »
Stéphane Keruel
« Les textes de G. Luca proposent un malaxage-dégustation de phonèmes, de sens et de sons qui fait participer le corps, le souffle, attise le désir de ne pas sombrer, de soutenir une certaine joie, de ne pas laisser cette joie étouffer sous les langues du pouvoir.
Enfant, il m’est advenu d’être bègue. Parler c’était chaque fois tenter de me maintenir au cœur d’un accident en cours. Mon entourage me disait « Détends-toi ! » On aurait voulu que je me domine, d’une manière ou d’une autre : c’est insupportable de voir quelqu’un se mettre dans des états pareils pour sortir un mot…
La pratique du théâtre m’a rendu assez habile dans un certain nombre de situations de prise de parole. Mais il ya toujours en soi quelque chose à apprivoiser, une sauvagerie du refus à prendre en considération. Ça ne perd du terrain que provisoirement.
Ça conditionne peut-être une construction personnelle sur le mode de l’incertitude, un rapport particulier à la domination. Pas toujours avantageux.
Alors, bien sûr on peut être à la fois très bègue et très con, ça n’est pas incompatible, je n’y échappe pas. Mais ça fonde un attachement au doute, parfois salutaire. Et peut-être aussi une capacité à surseoir à la satisfaction immédiate de son besoin de domination.
À ce propos, certaines aisances d’élocution médiatisées mériteraient peut-être d’être… accidentées. »
Ghérasim Luca
Poète né en Roumaine en 1913, et mort à Paris en 1994, en se jetant dans la seine, il est l’inventeur d’une langue unique. Édité chez José Corti, il est considéré comme l’un des plus grands poètes de l’après guerre. A l’écart de tout mouvement ou école, il s’oppose à toutes les instrumentalisations du langage. Pour lui, lettre = l’être. Il opère, dans un tourbillon sonore, dans une orgie érotique et bégayée de mots, un refus barbare de toutes les barbaries.
Il habitait un atelier à Montmartre depuis son arrivée en France en 1956. Il avait abandonné son pays et surtout sa langue : il l’avait vue pervertie coup sur coup par les chantres du nazisme puis ceux du stalinisme. Il avait donc émigré en France. Il parlait couramment français. N’ayant pas connu la langue française vrillée par l’extrême droite pétainiste, il l’avait adoptée pour en faire le creuset de sa poésie.. En France il s’est voulu sans nationalité, apatride. Il a réussi à vivre à Paris pendant quarante ans sans papiers. Et puis en 1991 il a été expulsé de son atelier installé dans un immeuble jugé insalubre et voué à la démolition. Pour être relogé, il a été obligé par la Ville de Paris de se faire naturaliser. Comme il l’écrivit dans sa lettre d’adieu : « Il n’y a plus de place dans ce monde pour les poètes ». Ghérasim Luca avait donc perdu son logement et son lieu de travail, sa chère indétermination nationale, et, à ses yeux, sa place de poète dans la société. Il lui restait la Seine (S-E-I-N-E), où il s’est jeté le 9 février 1994.
Durée du spectacle environ 1 heure